Pétition des « appropriationnistes » : un genre de bide…
Un certain nombre d’artistes et de professionnels anglophones du domaine des arts visuels ont fait récemment circuler une pétition dans le but d’alerter leurs collègues qu’un prétendu danger pesait sur leur liberté d’intégrer des œuvres d’autres artistes dans leurs propres productions de types « collage » ou autres. Selon cette pétition, une modification imminente à la Loi sur le droit d’auteur était sur le point d’empêcher ces artistes « appropriationnistes » de poursuivre leurs activités créatives.
D’abord, à notre connaissance, aucun projet de modification à la loi pouvant être interprété comme ayant les effets allégués par les pétitionnaires, n’a été présent ni même discuté dans le cadre des divers projets de réforme de la loi.
En second lieu, la loi actuelle balise déjà très bien la pratique de l’emprunt, de la citation ou du recueil. L’artiste qui désire intégrer dans son œuvre une partie plus ou moins importante de l’œuvre d’un autre artiste n’a pour ce faire qu’à obtenir la permission de l’auteur original. Par contre, l’utilisation illicite d’une œuvre originale et sa déformation, contreviennent aux droit d’auteur et aux droits moraux de l’auteur original. Des artistes professionnels du domaine des arts visuels devraient comprendre aisément que tout changement à la loi ayant pour effet de réduire les droits de l’auteur original d’une œuvre risquerait de les pénaliser. La loi, telle qu’elle est rédigée actuellement, ne doit donc pas faire l’objet de modification à ce chapitre.
Pour mieux comprendre les enjeux soulevés par cette pétition, veuillez lire le texte intitulé;
Appropriation appropriée, de Janice Seline, traduit pour le RAAV par Valérie Gill.
S’approprier de façon appropriée
Par Janice Seline, Directrice ce CARCC. 26 juin 2006
Au début de juin, Gordon Duggan et Sarah Joyce, deux artistes canadiens résidant actuellement au Royaume-Uni, ont fait circuler une lettre ouverte sollicitant l’appui de la communauté artistique canadienne pour demander à la Ministre fédérale du Patrimoine canadien d’apporter des modifications à l’actuelle Loi sur le Droit d’auteur, dans le but de permettre aux artistes pratiquant l’appropriation de bénéficier d’un plus large accès aux oeuvres protégées. L’appropriation est une pratique consistant à utiliser des œuvres d’art déjà existantes pour créer d’autres oeuvres qui commentent - souvent par la parodie ou l’ironie - des aspects de l’art ou de la culture. Ces œuvres existantes peuvent être altérées, échantillonnées ou reproduites dans un autre médium. Et l’histoire de l’appropriation ne date pas d’hier.
Parce qu’elles sont omniprésentes, les œuvres associées à la culture populaire sembleraient tout particulièrement indiquées pour cette forme de pratique. Comme exemples d’appropriation, pensons spontanément à Mona Lisa (1503-1506) de Leonard de Vinci (1452-1519), altérée par Marcel Duchamp (1887-1940) dans son œuvre L.H.O.O.Q. (1919), ou, encore, aux reproductions grand format d’images populaires présentées dans un contexte artistique tel que le propose Jeff Koons. Marcel Duchamp a utilisé une œuvre d’art historique appartenant au domaine public, et reconnue à tel point qu’elle est devenue une icône de la culture populaire. Jeff Koons a fait face à des poursuites judiciaires lorsque les créateurs des œuvres reproduites ont réclamé leurs droits d’auteur (que ces créateurs soient incultes ou non importe peu; la plupart d’entre eux ont gagné leur cause, nonobstant la clause fair use (utilisation équitable). Au Canada, on ne rapporte pas jusqu’à présent de cas d’accusations majeures portées contre un artiste pratiquant l’appropriation, même si certaines causes ont contourné la question, et les décisions auront un impact sur les futures interprétations de cette loi.
La lettre ouverte semblait exprimer quelque urgence à réviser la loi, comme si cette dernière représentait une menace imminente à l’endroit des artistes, et comme si l’actuelle Loi sur le Droit d’auteur présentait de sérieuses lacunes. Le fait que tant d’artistes et de professionnels du milieu artistique aient signé cette lettre révèle que, pour plusieurs, la question demeure préoccupante. Dans les faits, une réforme de la Loi sur le Droit d’auteur est présentement en cours. Il existe un Comité Permanent mis sur pied pour examiner les modifications proposées, mener des consultations dans les règles de l’art, et formuler des recommandations aux législateurs. Jusqu’à présent, rien ne pourrait porter préjudice aux artistes qui pratiquent l’appropriation. Plutôt, les sociétés de gestion collective du droit d’auteur attendent que la nouvelle législation soit remise à l’ordre du jour et qu’elle soit votée. Ces sociétés sont en général satisfaites des modifications proposées, tout comme le sont également nombre de créateurs. L’objectif premier de la Loi sur le Droit d’auteur consiste à assurer la protection des droits des créateurs, quelle que soit leur notoriété, et ces derniers se doivent d’observer avec vigilance les changements qu’on lui apporte. De plus, la Loi sur le Droit d’auteur vise également à accorder aux utilisateurs un accès raisonnable aux œuvres protégées. Cette loi, établie depuis très longtemps, est en vigueur dans plusieurs pays et acceptée de façon générale quelle qu’en soit la forme.
Si le processus de réforme actuel de la Loi sur le Droit d’auteur ne comporte aucune modification qui pourrait désavantager les artistes pratiquant l’appropriation, les auteurs de la lettre ouverte ne proposent pas pour leur part quelque changement que ce soit à cette même loi. Aussi, nous nous questionnons quant aux amendements qu’ils souhaiteraient voir appliquer pour « protéger » les artistes qui pratiquent l’appropriation. Désirent-ils élargir la clause portant sur l’utilisation équitable pour qu’elle se rapproche de la clause « fair use » en usage aux États-Unis, et qui, dans ce pays, semble ouvrir la voie aux poursuites judiciaires? Dans les poursuites intentées contre Jeff Koons, la clause « fair use » n’a été que très rarement invoquée par la défense. Est-ce que les auteurs de cette lettre s’opposeraient à l’ajout de clauses « anti-circumvention » (anti-contournement) du même type que celles déjà en vigueur aux Etats-Unis, mais pas au Canada? (Et en quel cas, au juste, « non » signifie réellement « non »?) Se contenteraient-ils du respect des droits moraux, qui ne sont évidemment jamais respectés dès qu’une œuvre est reproduite sans mention aucune du nom de son créateur, ou encore fragmentée ou altérée sans l’approbation de ce dernier? Auraient-ils l’intention de proposer l’ajout d’une clause visant à exempter les artistes assujettis à la Loi sur le Droit d’auteur, alors que cette dernière est pourtant conçue pour les protéger? Si les artistes eux-mêmes ne respectent pas la loi, comment s’attendre à ce que d’autres la respectent?
La Loi sur le Droit d’auteur est suffisamment modérée pour permettre une certaine pratique de l’appropriation au Canada, comme le démontre à ce jour le peu de cas de poursuites judiciaires intentées contre des artistes. La meilleure approche à adopter consiste à utiliser la loi, et à travailler dans le cadre qu’elle prescrit. En fournissant l’effort nécessaire, ainsi qu’en respectant les œuvres protégées, les artistes qui les utilisent peuvent obtenir des permissions de la part de ceux qui en détiennent les droits. Cela se pratique couramment dans le domaine du cinéma, où le nom de chaque personne ayant contribué à un film apparaît au générique. Tous les contrats signés entre les parties le stipulent, et les procédures sont toujours scrupuleusement respectées; toute redevance due à un créateur est acquittée, et tous les créateurs sont payés pour l’utilisation de leurs droits d’auteur. Si seulement l’application de cette pratique était déjà monnaie courante au sein de toutes les disciplines que recoupent les arts visuels, où d’ailleurs il est de plus en plus fréquent de voir plusieurs artistes participer à la création d’une même œuvre. Les artistes auraient intérêt à mentionner dans un contrat très sommaire le titre des œuvres qui font l’objet d’une appropriation ainsi que le nom de leurs créateurs, puis à payer les redevances qui sont dues. Les artistes auraient également intérêt à convenir que l’appropriation constitue une pratique artistique distincte à ne pas confondre avec certaines formes de reproduction, d’échantillonnage, de plagiat ou d’hybridation que l’on pratique au nom de la « créativité ». Les individus qui pratiquent l’appropriation connaissent bien les risques qu’ils courent et acceptent de les prendre pour jouir d’une certaine notoriété. C’est lorsqu’un artiste devient une étoile montante que sa notoriété peut toutefois lui jouer des tours, comme c’est arrivé à M. Koons, dont les élans créatifs ne semblent pourtant pas contraints malgré les quelques poursuites judiciaires intentées contre lui.
La lettre ouverte de Gordon Duggan et Sarah Joyce circulait avec une pétition que de nombreuses personnes ont signée. Parmi celles-ci, on compte non seulement des artistes, mais également des professionnels du milieu comme des directeurs de musées et des commissaires d’exposition. Nous nous demandons en quoi les musées et galeries auraient intérêt à revendiquer que l’on fasse une exception pour les artistes pratiquant l’appropriation d’œuvres d’art. Que craignent ces professionnels, au juste? Serait-ce d’avoir à assumer des responsabilités légales lorsqu’ils diffusent une œuvre qui n’est pas un « original » ? D’avoir à consacrer du temps et des efforts pour défendre un artiste comme Jeff Koons, dont la pratique consiste à s’approprier sans vergogne les œuvres d’autres artistes ? Ou alors, serait-il possible que les professionnels du milieu artistique se sentent attaqués par ceux qui défendent le respect des droits d’auteur en général, et en particulier le droit d’exposition, propre à la loi canadienne qui, depuis le 8 juin 1988, exige le paiement de redevances lors de la tenue d’une exposition? Nous croyons que les artistes devraient choisir leurs alliées avec discernement. Pour l’auteure de ces lignes, il semble que les artistes et les musées ne partagent pas toujours les mêmes intérêts en matière de droits d’auteur.
La question de l’accès au contenu culturel diffusé sur Internet suscite un vif intérêt, et plusieurs souhaiteraient que tout ce qui existe sur Internet devienne accessible à tous, gratuitement, et ce, quelle que soit l’utilisation que l’on en fasse. Aussi, cette question serait peut-être au cœur du débat portant sur la pratique de l’appropriation d’œuvres d’art. Sans toutefois la confondre avec d’autres formes d’utilisation, on peut se demander comment situer l’appropriation d’œuvres d’art lorsque pratiquée par un artiste; s’agit-il d’un acte plus grave, moins grave, ou aussi grave que le plagiat d’images diffusées sur Internet et repiquées pour illustrer une leçon, ou pour orner un pamphlet ou un paquet de cartes à jouer? D’après le soi-disant copyleft («renonciation au droit d’auteur»), il semble qu’il n’ait aucune distinction à faire entre l’appropriation et le vol, et certains affirment que toutes ces pratiques devraient être légales puisqu’elles contribuent à enrichir notre culture. Je pense qu’avec leur lettre ouverte, les auteurs ont tenté d’inciter les artistes à se prononcer sur ce débat au sujet de l’accès universel au contenu Internet ainsi qu’à sa libre utilisation. Pour certains artistes, diffuser gratuitement leurs œuvres sur Internet constitue le moyen idéal pour promouvoir leur art. Pour d’autres, il s’agit plutôt d’un cauchemar, d’une diminution de revenus, et d’une insulte à leurs créations. Qui décide quoi, au juste? La décision devrait revenir au créateur et, en cette ère que nous connaissons, le cas n’est malheureusement pas toujours possible. Néanmoins, ça n’est pas parce qu’il semble difficile d’exercer un contrôle qu’il faudrait pour autant se résigner à céder ses droits; la solution à privilégier consiste plutôt à chercher des moyens pour rétribuer les créateurs et faciliter l’accès des œuvres aux usagers. Exactement comme la Loi sur le Droit d’auteur le prescrit.