Les « appropriationnistes » : commentaires de nos experts
Les « appropriationnistes » se désignent eux-mêmes en utilisant l’épithète « appropriation », laquelle renvoie à la prise de possession du bien d’un autre. Dans tout domaine, les règles juridiques encadrent les possibilités pour un individu de s’approprier les biens d’autrui. Les appropriationnistes ne doivent pas s’étonner qu’une législation sur le droit d’auteur prescrive des frontières à leur pratique artistique. Comme tous, ils ont à respecter un certain code de création qui comporte un encadrement juridique.
D’abord une distinction. Les appropriationnistes les plus radicaux, ceux qui pratiquent un art tel celui de Sherrie Levine, ont effectivement à craindre les poursuites devant les tribunaux. Levine est toutefois à un extrême du spectre : l’artiste reprend quasi intégralement des œuvres connues et elle les présente comme ses propres créations. Elle le fait au nom d’une critique sociale de l’art, mais il n’en demeure pas moins que son apport créatif est plutôt mince. Son art est davantage celui d’une idée exprimée par les œuvres des autres. Et le droit d’auteur n’est pas conçu pour donner des droits sur des idées. À l’autre extrême, les appropriationnistes les moins radicaux, ceux qui n’utilisent que des portions non reconnaissables d’œuvres, pratiquent un art qui ne doit pas inquiéter sur le plan juridique. Il faut en effet rappeler que le droit d’auteur protège « la totalité ou une partie importante de l'oeuvre » et que le fait de prendre des portions d’œuvres ne permettant pas d’identifier celles-ci constitue une pratique admise par le droit. Dans ce cas, l’œuvre d’autrui devient en quelque sorte l’huile du peintre.
Les cas qui nous intéressent se situent entre ces deux extrêmes et le caractère légitime de ces pratiques dépend des faits, de la nature de l’appropriation par comparaison à l’œuvre « appropriée ».
Dans la Loi sur le droit d’auteur, la notion d’utilisation équitable – à des fins de recherche ou de critique – représente le domaine où peuvent loger les appropriationnistes. À cet égard, et bien qu’il soit impossible de formuler une règle universelle, sauf à dire que de tout temps le droit d’auteur a reconnu la notion d’utilisation équitable qui permet à un créateur de s’approprier l’oeuvre d’autrui en tout ou en partie, on peut rappeler que le droit d’auteur proscrit une appropriation qui ne témoignerait pas d’un effort de création indépendante justifié par « l’équité », et qui ne pourrait, par exemple, trouver refuge sous le chapeau de « critique » ou de « recherche ».
Les appropriationnistes ont-ils raison de s’inquièter ainsi ? Il faut faire la part des choses entre ce que certains croient par ouï-dire comme étant le droit d’auteur, et les règles réellement dictées par les tribunaux.
Il est admis que l’histoire de l’art – et pas seulement celle de l’art contemporain – comporte son lot d’œuvres crées par des « appropriationnistes », pour reprendre ce terme. Le droit canadien ne semble pas encore avoir condamné la pratique de l’appropriation, loin de là. Se pose alors la question de savoir sur quel fondement s’érige le discours de ceux qui accusent le droit d’auteur canadien d’être un frein à l’élan créatif des appropriationnistes. On ne modifie pas une loi sur la base d’hypothèses. Les appropriationnistes devraient se réjouir de la compréhension plutôt libérale qu’a donnée la Cour suprême à la notion d’utilisation équitable en 2004 dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada. Rappelons que cet arrêt fait référence en droit canadien un « droit des utilisateurs », ce qui en principe devrait rassurer les appropriationnistes. Il est par ailleurs singulier que les appropriationnistes prônent l’instauration d’un « fair use » d’inspiration américaine, alors que les condamnations pour appropriation – pensons à l’affaire de Jeff Koons par exemple – proviennent de l’interprétation donnée à cette notion par un tribunal.
En droit d’auteur, la possibilité de reprendre l’œuvre d’autrui repose sur la notion d’autorisation. Les appropriationnistes posent à tort l’hypothèse que le cadre légal et son exigence d’autorisation briment la création. Il paraît utile de rappeler certains faits. D’abord, des autorisations peuvent être données au cas par cas à l’artiste qui désire s’approprier le travail d’autrui au-delà de ce que permet la loi. La gestion collective du droit d’auteur apparaît alors comme un véhicule tout indiqué pour ce faire. Ensuite, par comparaison au nombre d’œuvres visées par droit d’auteur pour lesquels il faudrait potentiellement demander une autorisation, il y a énormément plus de matériel du domaine public pouvant donné lieu à des appropriations sans aucune forme d’autorisation. Enfin, des initiatives comme celle de Creative Commons conviennent particulièrement bien au discours et à la pratique des appropriationnistes. Par le biais de sites Internet, des œuvres libres de droits peuvent ainsi être téléchargées et appropriées en toute quiétude. Ce n’est donc pas le nombre d’œuvres susceptibles d’appropriation qui manque et qui sont de libre accès aux appropriationnistes ou à d’autres. D’un côté, ils y a donc possibilité de puiser librement dans un vaste domaine public ou dans des sites Internet prévus à cette fin. De l’autre, si la notion d’utilisation équitable n’est pas applicable, le choix des appropriationnistes peut être de décider de travailler avec des œuvres visées par le droit d’auteur, et si leur utilisation excède ce que permet le cadre juridique canadien, ils doivent obtenir une autorisation.
Les appropriationnistes pratiquent un art qui, comme d’autres formes d’expression, a ses impératifs. Leurs matériaux sont formés d’œuvres préexistantes et ils doivent, comme le sculpteur avec l’argile, acquérir ces matériaux en toute légalité. Ce n’est pas parce que la numérisation et la communication par le biais d’Internet ont rendu les utilisations plus aisées qu’il faut en conclure que les œuvres doivent être gratuites et libres de droits. Une appropriation excessive et prohibée ne doit pas être vue comme de la censure, mais comme la limite d’un droit, dans le cas qui nous concerne celui d’un auteur ayant créé une œuvre originale. Au nom d’une liberté que des appropriationnistes prétendent brimée par de simples hypothèses, il serait mal à propos de saccager l’édifice du droit d’auteur et ses droits économiques et moraux.
Me Georges Azzaria Me Normand Tamaro
Professeur Faculté de droit de l'Université Laval Avocat
Avocat Étude Manella, Gauthier, Tamaro